LE FRANÇAIS DE ROSEVILLE, Ahmed Tiab (2016)

Le Français de Roseville

Nouveau venu dans le monde prolifique du polar, Ahmed Tiab – auteur également de Le désert ou la mer – y fait ses premiers pas et s’annonce d’ores et déjà comme un écrivain à part, eu égard à une manière singulière d’envisager les contours, les enjeux et la finalité du roman policier. Car Tiab, outre son rôle de passeur de récit, révèle un talent certain pour imbriquer la petite histoire dans la grande et fabriquer une enquête policière classique mais prenante en empruntant la passerelle mouvante qui relie l’Algérie et la France. Tout en sagesse, sans démagogie et d’un œil avisé, l’auteur livre un texte qui se lit avec avidité, curiosité et un plaisir immense…

2013 : Kémal Fadil, commissaire oranais scrupuleux, intègre et futé se retrouve confronté à une situation délicate et particulière qui risque de faire resurgir les démons du passé et de raviver les douleurs endormies : sur un chantier, dans l’ancien quartier espagnol d’Oran, sont découverts des ossements datant approximativement des années soixante. Et qui plus est, des ossements d’enfant traînant dans leur sillage une petite chaîne en or à laquelle est accrochée une croix. Le terrain devient glissant et la tâche ardue, Kémal Fadil étant dès lors contraint d’avancer prudemment pour ne pas froisser les souvenirs et attiser les rancœurs des uns et des autres, tout en cherchant une vérité qui, quoi qu’il arrive, sera salvatrice mais imprégnée d’un passé sombre et  irréversible.

« Le souvenir. La mémoire. Le passage du temps avait du mal à arrondir les angles saillants de l’histoire, contrairement à la mer avec le verre dépoli. Le ressac de l’Histoire lui ramenait une marée de drames personnels écrits sur les pages noires de l’histoire de ce pays, et de cette ville. »

Pour peu que l’on s’intéresse à l’Histoire et en particulier aux relations franco-algériennes ainsi qu’au passé éprouvant et trouble qui unit ces deux pays, l’on ne peut être que ravi-e de la tournure que prend ce livre dont l’enquête sert de prétexte à un dessein qui va au-delà du simple divertissement, et une envie qui dépasse largement le cadre originel du polar ; raconter au travers d’une énigme l’Algérie sous occupation française, l’Algérie d’avant et celle d’après, l’Algérie d’aujourd’hui, mettre en perspective les relations entre métropolitains et pieds-noirs à l’époque, exprimer avec élégance et recul qu’elle était la vie là-bas du point de vue des différents protagonistes, avec objectivité, sans jugement, le tout ornementé de cette touche sociologique et analytique tout à fait passionnante. Ahmed Tiab manie une écriture ronde, gracieuse, pudique et nerveuse pour qu’avec délicatesse mais fermeté l’on se souvienne, pour qu’avec ardeur et bienveillance l’on contextualise en conjuguant adroitement les « petites » existences et leurs vicissitudes à des événements politiques et historiques majeurs. L’écrivain déploie des trésors d’humanité  et  grave dans les archives mémorielles une période de l’Histoire qui a laissé des traces indélébiles, comme un exercice cathartique maîtrisé et intelligent. L’intrigue elle ne se noie pas dans des supputations alambiquées mais s’inscrit avec sobriété dans des drames personnels inhérents à la situation d’un pays ; quant aux personnages, ceux-ci sont extrêmement attachants, discret mais pugnace commissaire Fadil, flanqué d’une maman de soixante-quinze ans – sublime Léla – fumeuse de cigares invétérée au tempérament bien trempé et dont la vie mouvementée n’a d’égal que ses convictions de femme libre et émancipée.

Le Français de Roseville

Parution : 07/01/2016

256 pages

ISBN : 978-2-8159-1357-7

Éditions de l’aube

http://www.editionsdelaube.fr/catalogue/lefran%C3%A7aisderoseville

 

ILS SAVENT TOUT DE VOUS, Iain Levison (2015)

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Regard coquin et sourire enjôleur, Iain Levison  entre dans la catégorie des écrivains pour lesquels l’on se pose la sempiternelle question : mais où vont-ils chercher tout ça ? N’attendez rien de moi, je n’ai pas la réponse (mais je poursuis ma réflexion). Quoi qu’il en soit, il ne faut pas s’être amouraché de l’œuvre complète de ce « doux-dingue » à la vie tumultueuse et bancale pour comprendre promptement qu’il possède une écriture singulière bercée par la causticité, l’humour noir et le cinglant. Chez Levison l’on n’enroule pas de la grande phrase pompeuse, l’on ne fait pas dans la délicatesse niaiseuse mais l’on brandit plutôt un langage direct et bourgeonnant mis au service d’histoires noires et ubuesques qui revêtent le masque du délire maîtrisé. Après l’excellent Arrêtez-moi là!, je suis donc revenue me pelotonner au creux des pages de cet auteur un peu fou qui, sous des airs comiques, décortique lestement la société américaine dont il offre une fois de plus une critique aiguisée et acerbe…

Richard Snow est un policier lambda qui se fond dans une routine d’agent plutôt insignifiant et aussi charismatique qu’un pingouin narcoleptique. Sauf que Snow n’est pas tout à fait comme « monsieur tout-le-monde » car Snow se réveille un beau jour… Télépathe. Évidemment, quand on est flic, cela peut aider. De l’uniforme bleu au costume de super-héros la frontière est ténue mais pas aisément franchissable et Snow, en « justicier » néophyte capable de lire dans les pensées, s’enorgueillit désormais de mettre à l’ombre de petites frappes sans grand intérêt. Pendant ce temps, à des kilomètres de là, un homme se targue du même don, excepté que lui croupit en prison ; Brooks Denny attend sagement dans le couloir de la mort son exécution imminente jusqu’à l’arrivée impromptue de l’énigmatique Terry Dyer, joli et séduisant sous-marin d’une agence gouvernementale, qui semble s’intéresser de près à cette aptitude bien particulière et qui fleure bon les ennuis… Qui sont Snow et Denny et pourquoi le FBI cherche tant à leur mettre la main dessus ?

Iain Levison possède un doigté certain pour accrocher son lecteur et le confronter à des questions sociétales sérieuses sous des airs badins et cyniques. L’auteur américano-écossais ne tricote pas du mot boursouflé, ne se perd pas dans des circonlocutions hasardeuses, ne fait pas dans l’émotion ni le pathos mais agite une plume brutale, vive, malicieuse, sèche, sans concession, pour nous donner à lire des situations drolatiques et nous confronter à des protagonistes kafkaïens jubilatoires. Ils savent tout de vous se dévore littéralement et en moins de temps qu’il faut pour le dire ; le suspense y est haletant, la situation « comico-dramatique » ébouriffante, les personnages tous plus déjantés et subversifs les uns que les autres. Car Levison ne se contente pas d’un sujet que tout un chacun pourrait maladroitement croquer, il s’empare avant tout d’une histoire rocambolesque mais réfléchie en forme d’observation adroite sur le « tout-sécuritaire » et la surveillance de plus en plus accrue du citoyen manipulé et traqué qui, au-delà de se confronter au terrible « œil de Moscou », peut devenir malgré lui un témoin extrêmement gênant et un cobaye à abattre. Quant à la télépathie là aussi, l’auteur nous enjoint à cogiter sur ce « don » en apparence alléchant et fantasmagorique mais source de bien des tracas. Levison est décidément une petite bulle de bonheur cru et déjanté dont il sera bien difficile de se lasser…

[Iain Levison, déjà adapté au cinéma par Gilles Bannier, représente visiblement une source inépuisable d’inspiration pour les scénaristes puisque nous le retrouverons de nouveau sur les écrans au mois d’Août 2016 avec Un petit boulot, son premier roman. Et il est fort à parier que Ils savent tout de vous n’échappera pas à la mise en image, ce qui engendrerait (si l’adaptation est à la hauteur bien entendu) un excellent film aux allures de M.A.S.H et Killer Joe. Personnellement j’opte – et ce même si l’on ne me demande pas mon avis – pour le réalisateur Quentin Dupieux, le plus à même de nous servir un petit bijou décalé et jouissif…]

À lire aussi:   Arrêtez-moi là!

ILS SONT VOTRE ÉPOUVANTE ET VOUS ÊTES LEUR CRAINTE, Thierry Jonquet (2006)

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[…] Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,

Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;

Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.

Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ; […]

« En rédigeant ces phrases terribles, en juin 1871, [Victor] Hugo songeait aux Communards, dont tous n’étaient pas des enfants de chœur. » 

Dans des villes imaginaires du « 9-3 » et à la croisée des destins, Lakdar se distingue comme un adolescent brillant, élevé tant bien que mal par son père Ali dans une cité de Certigny et qui, suite à une erreur médicale, verra son existence tragiquement bouleversée. Parallèlement, Anna Doblinsky – jeune professeure de confession juive – se retrouve jetée en pâture à des gamins paumés et surexcités en manque d’éducation et difficilement maîtrisables. À quelques vies de là, Richard Verdier, substitut du procureur, se débat avec de lourds dossiers, empli d’une farouche volonté d’éradiquer les mafias locales tenues de main de maître par de petites frappes hautement nocives et dénuées d’humanité. Quant à Adrien, jeune adulte schizophrène élevé chez « les bourgeois » du côté de Vadreuil, il bascule lentement et inexorablement dans une folie meurtrière terrifiante tandis que le corps médical ne se préoccupe guère de son état mental plus qu’inquiétant. Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte  c’est aussi la montée de l’intégrisme religieux au cœur de nos cités, les salafistes radicaux qui veillent dans l’ombre, l’antisémitisme, le racisme, les émeutes de 2005 et la figure grimaçante de Nicolas Sarkozy, la colère et la douleur d’enseignants dépassés et esseulés, de familles déchirées et à bout de nerf, d’une jeunesse désabusée, influençable, livrée à elle-même et catapultée sur les chemins de la délinquance ou de la folie.

 Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, c’est tout cela et bien plus encore… Il suffit juste de tourner la page…

Il y a quatre ans, j’entraperçus le talent de Thierry Jonquet à travers le sublime film d’Almodóvar La Piel que habito, adapté du roman Mygale. Cette toute première rencontre littéraire se fait donc houleuse et douloureuse, l’auteur brandissant une œuvre rugueuse, âpre, sans concession et qui ne laisse jamais poindre la moindre lueur d’espoir. Car Thierry Jonquet, dont l’écriture sèche et tendue met en mot une réalité factuelle et dénuée de démagogie, sans jugement ni morale, décrit admirablement une conjoncture sociétale de plus en plus délétère et l’évolution d’adolescents laissés à l’abandon, quel que soit le milieu au sein duquel ils évoluent. Parce qu’ici le propos n’est pas uniquement de pointer du doigt les zones dites « sensibles » et les tristes destins qui en découlent, mais de mettre en lumière des jeunes gens de tous horizons tellement en manque de repères et de stabilité que la différenciation entre le bien et le mal ne se fait plus et que la sauvagerie devient dès lors coutume et légion. L’intrigue avance, les chapitres se font de plus en plus courts, violents et dramatiques. C’est éprouvant, sans parti pris, pragmatique, dense, roman balayé de faits réels qui se dévore la boule au ventre et le goût du sang dans la bouche…

Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte adapté pour la télévision sous le titre Fracture en 2010, rappelle à nos bons souvenirs des morceaux de musique comme Petit frère d’IAM, Hardcore d’Ideal J (l’un des plus flamboyants titre de rap français jamais produit, bien que certains propos soient plus que discutables) ou Les pieds dans l’ciment du groupe lyonnais IPM. J’ai lu ce livre à l’écoute de ces titres, dans une ambiance morose et noire et l’ai refermé chagrinée, secouée, en proie à de nombreux questionnements, comme égarée et fort inquiète…Mais le réalisme cru n’ayant ni saison ni vacances il importe de lire quoi qu’il en coûte cet auteur incroyable aux histoires dédaléennes et captivantes.

Pour conclure – et dans le but d’alléger quelque peu cette chronique qui donnerait envie au plus ingénu des Bisounours de se jeter du vingtième étage – citons Papi Georges : « Un enfant c’est comme un arbre, pour pousser droit il lui faut un bon tuteur… ». Merci Papi Georges.

CHAOS DE FAMILLE, Franz Bartelt (2006)

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Franz Bartelt et moi-même avons deux points communs : nos initiales et notre signe astrologique… La chronique pourrait s’arrêter sur cette anecdote sans grand intérêt si cet  « écrivain-ovni » ne m’inspirait bien plus que ce genre de réflexion au ras des pâquerettes. Parce que Franz Bartelt est un art à lui tout seul. L’art du mot fleuri, du vocable élégamment vêtu de noir, rembourré d’une imagination débordante et formant une œuvre qui galope en-dehors des clous ; Franz Bartelt, auteur discret, prolifique, fils spirituel de Michel Audiard et d’Albert Simonin insufflant à ses livres une poésie argotique et pimentée qui plus que de décrocher un simple sourire vous envoie sur l’orbite de la franche rigolade…

Plonque. Il s’appelle Plonque. « Il » c’est ce pauvre bougre qui se farcit une existence minable dans un vilain pavillon de banlieue, harcelé et martyrisé par sa virago de femme, Camina. Camina ou l’irrésistible archétype de la laideur, de la jalousie, de l’hystérie, harpie peu portée sur la chose, hargneuse, insultante, bref tout bonnement invivable. Et, un malheur n’arrivant généralement jamais seul, pourquoi se limiter à une association maritale des plus apocalyptique quand votre terrifiante épouse peut également vous faire jouir d’une famille littéralement épouvantable, brochette de dépressifs incurables, pitoyables et d’une bêtise incommensurable ? Si l’enfer avait une place en ce bas monde il s’appellerait « La vie de Plonque »… La mère et les frères et sœurs de Camina forment une farandole de personnages limités, vulgaires, bornés, étroits d’esprit qui pourrissent la vie de notre cher Plonque ; parce que, telle l’évidence, tout le monde déteste cet homme soumis et lâche qui n’a pas fait l’amour depuis douze ans et se contente de fantasmer sec sur la voisine, Madame Quillard dite « Lamoule ». Le chemin de croix de Plonque pourrait donc se dérouler dans l’abomination la plus sympathique, l’affliction la plus agréable et ce pour le plus grand plaisir de tous si la fratrie ne commençait à être décimée et si les uns après les autres ils ne trouvaient enfin leur place sur cette terre dans les doux bras de la mort, sous le regard ravi de notre bon vieux Plonque…

Si l’on affectionne l’humour noir, cynique et qui ne batifole pas dans la dentelle il faut impérativement lire Franz Bartelt car, outre cette fantaisie grinçante, Bartelt c’est aussi une écriture parfaitement maîtrisée, de la ritournelle métaphorique goûtue, de la phrase construite à la truelle et une plume voltigeant aux confins d’une verve réjouissante. Pour découvrir cet auteur incroyable je vous recommanderais peut-être plus volontiers Le jardin du bossu ou Le bar des habitudes (Goncourt de la nouvelle 2007), deux livres époustouflants d’inventivité et de drôlerie. Chaos de famille – et bien que la lecture soit tout de même très agréable – me semble moins réussi, plus traînant, manquant quelque peu de rythme et de rebondissements malgré des dialogues jubilatoires, des personnages loufoques et une situation pathétiquement comique…

… Et si Chaos de famille était un film ce serait une bonne dose de l’excellent Affreux, sales, et méchants (Ettore Scola), agrémenté d’un soupçon de La Vie est un long fleuve tranquille (Étienne Chatiliez) et saupoudré de quelques grains de Le Bonheur a encore frappé (Jean-Luc Trotignon – entré dans mon panthéon des meilleurs « nanars » du monde, ne cherchez pas, il est introuvable). Car Franz Bartelt écrit de ces livres qui mériteraient allègrement d’être adaptés au cinéma, ce qui redonnerait au passage un sacré souffle à la comédie française qui, disons-le clairement, ne casse pas trois objectifs à un réalisateur !

22/11/63, Stephen King (2011)

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Il y a tout juste un an, deux mois et six jours je tournais la dernière page de Doctor Sleep  non sans un soulagement conséquent. Cette  suite du prodigieux et formidable Shining m’abandonna l’œil morne, l’insatisfaction grondante et totalement dépitée par ce prolongement bâclé, idiot, sans saveur et tout simplement apocalyptique de l’une des plus belles œuvres de l’écrivain américain. Les bras croisés, le sourcil froncé, le visage bouffi par d’atroces pustules vertes et la bouche barbouillée d’insultes, l’esprit maléfique âpre et coléreux du « boudin vilain » s’empara de moi. Fort heureusement, et au terme d’une bataille rude et acharnée, le mal fut toutefois rondement maîtrisé par un  jeune père Karras prodigieux qui me fit  vomir le démon à grands coups de 22/11/63 assenés sur la tête, tout en susurrant un salutaire et  eastwoodien : « Dieu n’est pas avec nous et il déteste les corniauds de ton genre »

Intervention somme toute satisfaisante, puisque me voici aujourd’hui (presque) saine de corps et d’esprit pour évoquer de nouveau dans des termes engageants le roi de la terreur qui présente avec 22/11/63 une dense et délicieuse uchronie où se mêlent adroitement – et au terme d’une enquête approfondie – fiction et réalité historique. Le résultat : 1 035 pages qui se dévorent avec avidité et d’où s’échappe une intrigue aux multiples ramifications, élégante et surprenante, malgré quelques imperfections…

Imaginons que l’on puisse un jour plonger dans le tourbillon du temps, remonter le fleuve du passé et embrasser l’aube des années soixante aux États-Unis, lesté d’une mission tentaculaire et peu commune : soustraire John Fitzgerald Kennedy aux balles de l’inquiétant Lee Harvey Oswald… Improbable certes, mais la littérature – en espiègle magicienne – se permet tout et offre à Jake Epping, professeur d’anglais sans histoire, l’irrésistible tentation de modifier une période révolue, pour le meilleur et pour le pire. Encourager par son vieil ami Al, Jake accepte d’emprunter la route de l’inconnu, de s’engouffrer dans une brèche temporelle aussi inquiétante que fascinante, et de s’immerger au cœur d’une société bien éloignée de son époque. Si sauver Kennedy changeait totalement la face du monde ? Si rien n’était plus pareil ? Si cette « résurrection » entraînait de salvateurs changements, ou au contraire une série d’événements incontrôlables et annonciateurs d’un univers promptement dévasté et dantesque?

Résumer un pavé littéraire en douze lignes, notons que je bats mon record de sobriété. Il serait dans tous les cas peu judicieux de lever plus qu’il ne faut le voile de l’intrigue car vous avez entre les mains un roman passionnant et délectable, bien que bavard ; Stephen King affectionne le détail, dispense une science littéraire prolixe et touffue qui peut décourager dans les 200 premières pages. Mais l’auteur, en petit futé de la construction romanesque,  fait ronronner son diesel à mots, éparpille du vocable et offre au lecteur un récit  « bradburyen » qui trouve son rythme au fur et à mesure que le doigt avide tourne les pages. La petite histoire cavale derrière la grande jusqu’à la rejoindre au détour de bouleversements qui marquèrent à jamais les États-Unis, laissant transparaître une documentation  impressionnante et une précision prodigieuse ; tandis que l’on s’instruit (l’on pensait pourtant déjà tout savoir) sur le « mystère » entourant la mort de Kennedy, la vie de Jake – sauveur de petites gens et bientôt amoureux transi d’une femme des années soixante – s’intensifie, se gonfle de nouvelles aventures et se pare de formidables rebondissements.

Qui était Oswald ? La théorie du complot est-elle si absurde et inenvisageable ? Que se serait-il passé si JFK n’avait pas été assassiné ? L’investissement de Stephen King dans ce livre est considérable, ses recherches minutieuses, sa soif de divertir intarissable, alors nous pardonnerons allègrement une écriture toujours un peu « sauvage »,  brouillonne et pataude ainsi qu’une histoire d’amour un tantinet niquedouille, pour garder à l’esprit ce formidable coup de maître, parfait magma de réalité et de fiction immergé dans un décor sixties des plus savoureux…

UN LONG MOMENT DE SILENCE, Paul Colize (2013)

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En 2012, je me repaissais de  l’écrivain belge Paul Colize avec le succulent et épicé Back up, polar estampillé roman noir, savamment déjanté et baigné de rock’n’roll. Deux ans plus tard,  je ne me suis pas privée d’un nouveau rendez-vous avec cet auteur singulier, me  délectant encore de l’un de ses récits, Un long moment de silence, avec le même plaisir gourmand. Pourtant, les deux textes sont aussi dissemblables qu’un chou de Bruxelles et un tiramisù, et je ne m’attendais pas à un tel grand écart dans l’œuvre de ce cuisinier littéraire atypique ; Paul Colize, sorte de Pain surprise humain qui renferme de délicieuses réflexions à chaque étage d’un esprit garni de savoureuse inspiration, présente ici un livre beaucoup plus sombre, calleux et éprouvant…

1948 : Nathan Katz, jeune juif déboussolé, débarque aux Etats-Unis afin de reconstruire une vie brisée par la guerre et la Shoah. Rescapé d’un camp, il aurait repris le cours d’une vie peuplée de cadavres et de cauchemars, si un événement ne l’avait mis sur le chemin d’individus  à la mémoire longue et à la conscience justicière. L’organisation dite du « Chat »  distille une salvatrice vengeance en traquant et condamnant les (nombreux) nazis passés à travers les mailles du filet des tribunaux. Nathan, jeune homme intelligent, instinctif et efficace deviendra un membre incontournable de ce réseau sous-marin,  « Armée des ombres » aussi nécessaire qu’éthiquement discutable.

21 août 1954 : Robert Kervyn, personnage sans histoire, décède lors d’un massacre perpétré en Egypte, drame sobrement nommé « Tuerie du Caire » qui fera une vingtaine de morts, et restera un mystère puisque les commanditaires ne seront jamais démasqués…

2012 : Stanislas Kervyn (fils de Robert), PDG d’une société de sécurité informatique, vient de publier un livre, La victime oubliée, enquête au long cours qui lui demanda près de vingt ans d’efforts acharnés à tenter d’élucider les tenants et les aboutissants de la  tragédie du Caire. Un besoin viscéral de comprendre resté inassouvi, jusqu’au jour où un passage télé suivi d’un étrange appel téléphonique viendront bouleverser sa vie et relancer ses investigations.

Qu’est-ce qui unit ces trois personnages, cette multitude de destins qu’ils traînent dans leur leur sillage, et qui traversent ce récit complexe en forme de boîte de Pandore?  N’ayez crainte et entrez dans la ronde macabre de l’Histoire…

Paul Colize entremêle habilement faits avérés et fiction, personnages réels et protagonistes tout droit tirés du puits intarissable de son imagination. Une aventure dense, documentée, instructive, miroir d’une intrigue labyrinthique qui laisse pousser de nombreuses ramifications et parvient à maintenir le suspense de bout en bout. Le personnage de Stanislas, sorte d’antihéros misogyne, concupiscent, insensible et misanthrope qu’il est  bien difficile de ne pas mépriser, se révèle aussi de pages en pages un antagoniste magnifique, endurci par la vie, et camouflant probablement certaines failles humanistes (le saura-t-on jamais ?).  Bourru, antipathique, direct, sans concession, Stanislas vit à cent à l’heure, à l’image de l’écriture qui  se fait simple, concise, fulgurante,  comme un direct  balancé en plein cœur. Paul Colize n’a pas de temps à perdre en palabres inutiles, il tient dans sa main la plume de l’urgence, s’épargnant les fioritures et autres circonvolutions, première couche d’un livre qui en révèle bientôt une autre, celle plus douce et émouvante. De sinuosités en mystères et d’enchevêtrements en croisements, chaque pièce du puzzle se met petit à petit en place, léguant un roman  judicieusement construit, habité de courts chapitres et où l’on évite adroitement toute forme de pathos, tout en distillant une belle mesure d’empathie. L’auteur explore habilement les thèmes de la barbarie, de la vengeance,  de la quête d’identité, en posant abruptement des faits, et rend hommage à l’Histoire, celle de millions de personnes  dont la providence fut atrocement mutilée.

Remarquable et prenant…

NB : Petit détail certes, mais ce sont les précisions  qui font un beau livre: n’omettez pas de lire la Note au lecteur rédigée par Paul Colize à la fin du roman… Une note inattendue, surprenante et surtout extrêmement poignante.

BETIBOU, Claudia Piñeiro, 2013

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C’est avec un plaisir non dissimulé que je vous fais part aujourd’hui de mon enthousiasme débordant pour ce roman noir singulier, entrebâillé comme une «simple» lecture d’été et refermé comme une œuvre à part entière, extrêmement prenante et séduisante, qui ne finira définitivement pas dans une vieille valise ensablée, mais bel et bien sur un joli rayon de bibliothèque. L’auteure argentine surprend, captive et emporte, nous délectant d’une intrigue ficelée avec intelligence, ingéniosité, et emmenée avec beaucoup d’adresse et de pudeur. Malgré une entrée en matière quelque peu maladroite voire ennuyeuse, ce texte parvient petit à petit à prendre son envol, délicatement, sans faire de bruit, dopé à la persévérance ainsi qu’à une  habileté peu commune…

Pedro Chazarreta, banquier fortuné et personnage trouble, est retrouvé un matin par sa femme de ménage, mort, paisiblement installé dans son fauteuil, la gorge tranchée. Résidant à La Maravillosa, «country club» ultra-sécurisé en lisière de Buenos Aires où il apparaît peu évident de s’introduire, la police conclura vite à un suicide. Seulement voilà, trois ans plus tôt l’épouse de Chazarreta, Gloria Echagüe, était elle aussi découverte sans vie, le gosier béant.  Mis sur la sellette et poursuivi par une opinion publique obtuse et tranchante mais faute de preuves, l’homme d’affaires ne sera jamais inquiété, laissant néanmoins derrière lui une large traînée de soupçon…

Nurit Iscar, ex-écrivain à succès dont la carrière fut misérablement anéantie par une funeste critique, se cramponne désormais à la douce mais frustrante activité d’écrivain fantôme. Femme mûre élégante, désirable et baptisée «Bétibou» par Lorenzo Rinaldi, ancien amant,  directeur du journal  El Tribuno, et personnage misogyne et horripilant, elle se voit confier par ce dernier une mission aussi jubilatoire qu’intrigante : enquêter au cœur même de La Maravillosa, au plus près de cet univers opulent et taiseux où il se révèle plus confortable d’évoquer le suicide d’un homme que son assassinat…  

Jaime Brena, journaliste à  El Tribuno, spécialiste des faits-divers injustement relégué à la rubrique «Société» par le détestable Rinaldi s’ennuie mortellement, contrarié par un travail pesant et abrutissant consistant à disséquer pour ses lecteurs des études scientifiques toutes plus loufoques, infondées et idiotes les unes que les autres.  Fin limier solitaire, un brin taciturne mais d’une profonde humanité, il rumine ses rancœurs en attendant  sa retraite future…

Quant au «gamin», jeune homme intelligent et perspicace, mais novice et peu rompu au travail d’investigation, il tente maladroitement mais consciencieusement d’apprivoiser  son métier de reporter à El Tribuno, surveillé de près par un Jaime Brena quelque peu jaloux, mais cependant traversé de bons sentiments vis-à-vis de ce garçon intrépide et désorganisé…

Trois personnages très différents réunis sur une même voie, celle de la vérité, pour tenter de comprendre le mystère de la Maravillosa. Couronner une enquête d’un suicide ne les satisfait pas, leur fine truffe ne tardant pas à mettre au jour un certain nombre d’invraisemblances s’opposant à l’hypothèse d’une mort volontaire : une photo  volée chez Chazaretta, l’un de ses amis se montrant fuyant et discourtois, et des morts «accidentelles» et nauséabondes s’accumulant dangereusement. Contrarier les plans d’individus hauts placés et douteux peut s’avérer risqué, et nos trois apprentis investigateurs pugnaces et audacieux  mais pas tout à fait préparés à découvrir une réalité bien plus dérangeante et retorse qu’ils ne l’imaginaient, l’apprendront à leurs dépens…

Un roman accrocheur et diablement prenant,  travaillé et étonnant,  qui tient ses promesses de suspense  malgré la faiblesse de premières pages rongées par une écriture lourde et empruntée. Cette même plume qui semble un peu plus tard s’épaissir, prendre du relief, délestée d’une timidité malhabile et  déterminée à étoffer une histoire complexe et terrible, pointant du doigt un certain visage de la société argentine, corrompue, et affaiblie par des années de dictature dont les stigmates sont encore bien visibles. Un récit surprenant, qui éblouit au fur et à mesure de l’avancement d’une trame parfaitement maîtrisée, terrifiante, et qui parvient,  sans sordide ni pathos inutiles à passionner et ensorceler…

GLACÉ, Bernard Minier (2001)

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Ne nous voilons pas la face, il n’est pas toujours chose aisée de dénicher du bon thriller français ! Et bien en voici un qui m’a semblé plutôt pas mal…

Postulat de départ : un cheval, décapité, est retrouvé à 2000 m d’altitude par les ouvriers d’une centrale hydroélectrique. Le commandant Servaz, dépêché sur les lieux du crime, se retrouvera rapidement embarqué dans une enquête bien plus complexe et protéiforme qu’il n’y paraît…

Portée par une écriture appliquée et soignée et une intrigue rondement menée, Bernard Minier développe également  au cœur de son œuvre des personnages de flics cabossés, intrigants et attachants. Bref, un pavé de 700 pages qui se lit avec plaisir, gourmandise, et qui offre, en prime, un joli clin d’œil au mythique « Silence des Agneaux » avec le personnage de Julian Hirtmann, individu dégénéré et très intelligent, confronté à une jeune psychologue en herbe. La référence est certes aussi voyante qu’un troupeau de vaches au milieu d’un aéroport mais pas désagréable ni outrageusement exploitée. Un petit thriller d’été (ou plutôt d’hiver) sans prétention, agréable et efficace !

Et aussi :       La forêt des ombres, Franck Thilliez

                      L’écho des morts, Johan Theorin

                     Au-delà du mal, Shane Stevens