TOUTE LA LUMIÈRE QUE NOUS NE POUVONS VOIR, Anthony Doerr (2015)

DAPHNE REBECCA

Il est toujours honteux d’avoir à reconnaître que l’on peut parfois se montrer influençable. La couverture de Transfuge du mois de Juin-Juillet intitulée « Antony Doerr, un Pulitzer mérité » a suffi à éveiller en moi une curiosité double : ce magazine de qualité a apprécié le roman et l’auteur a obtenu un prix prestigieux – argument limité, mais lorsque l’on sait que le Pulitzer est également tombé dans l’épuisette d’Harper Lee, John Steinbeck ou plus récemment Philip Roth et Cormac McCarthy, l’on rougit beaucoup moins –. Première rencontre littéraire donc avec Anthony Doerr, rendez-vous qui s’est fait agréable et intense bien qu’en refermant cette œuvre une certaine perplexité m’eut envahie ; car l’auteur américain offre un livre dense, documenté et palpitant en forme de roman initiatique sur fond de Seconde Guerre mondiale d’où s’échappe un aspect naïf – évoqué dans les pages de Transfuge  – qui m’a personnellement légèrement dérangée et irritée…

Toute la lumière que nous ne pouvons voir est comme un long chemin bordé de destins croisés avec, en personnages principaux, Marie-Laure, jeune aveugle française réfugiée à Saint-Malo chez son grand-oncle avec son père et, du côté de l’Allemagne, Werner, orphelin surdoué qui manie à la perfection l’électronique et les mathématiques, jeune prodige aux doigts d’or spécialisé dans les transmissions radio qui ne tardera pas à éveiller la curiosité et l’intérêt de dignitaires militaires assoiffés de sang. Chacun vit la guerre à travers le prisme de sa jeunesse et si le fond miséreux des deux camps se rejoint, la forme elle devrait différer, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Sauf que chez Doerr nous n’en sommes plus vraiment là, l’auteur s’abstenant de tout jugement ou dichotomie hasardeuse puisqu’ici l’on parle de jeunes âmes qui, quel que soit le camp, restent des victimes de la barbarie la plus infâme. Toute la lumière que nous ne pouvons voir c’est aussi l’histoire d’un diamant maudit qu’un expert nazi rêve de posséder et le destin de gamins allemands persécutés dans des écoles d’élite où le dressage sauvage rend fou et ce dans l’unique but d’envoyer au front de futures bêtes sanguinaires ; une grande fresque historico-fictionnelle qui s’étale sur plus de 70 ans où l’on s’attache au parcours d’enfants qui grandissent au milieu des bombes et des privations, confrontés à la folie des Hommes et dont les vies finiront par se rejoindre et se croiser. Toute la lumière que nous ne pouvons voir c’est aussi la résistance et les petites collaborations – l’écrivain restant aimable sur le sujet –, la délation, les internements, mais aussi la solidarité d’un peuple ostracisé, la Libération, l’existence bouleversée et tyrannisée où la brutalité et le malheur font  écho à la tendresse et aux  fugaces instants de félicité.

Chez Anthony Doerr l’écriture est belle, adroite et réfléchie, le roman emmené par de courts chapitres (de deux à quatre pages maximum) où l’on passe d’une année à l’autre et d’une vie à la suivante, ce qui confère à l’écrit dynamisme et acuité, bien que ce parti pris puisse parfois donner le tournis. Les idées fusent, les – habiles et maîtrisées – descriptions s’enchaînent ainsi que pléthore de moments de grâce plus ou moins poétiques et un tantinet trop candides à mon goût. Un écrit que je qualifierais par conséquent de très « américain » car, si j’étais un brin paranoïaque, je me demanderais s’il n’a pas été rédigé dans le but manifeste d’en transformer très vite les mots en pellicule de film ; tout y est pour bientôt brandir bien haut un long-métrage estampillé « hollywoodien » : la guerre, les joies, les peines, l’horreur, les bons sentiments, les destins extraordinaires, les rencontres fortuites (à la limite du vraisemblable), les aventures presque « tintinesques » et le suspense. L’un de ces films qui font à la fois frissonner d’horreur tout en tirant la petite larme et où le romantisme le dispute au drame, se rapprochant beaucoup plus de Pearl Harbor que d’Apocalypse Now ou Full Metal Jacket.

Ne soyons pas mauvaise langue et prenons ce roman pour ce qu’il est, une œuvre travaillée, captivante et portée par une jolie plume d’où ressort un véritable investissement de la part de l’écrivain, même si l’ensemble peut sembler de temps à autre grandiloquent et s’égare entre un réalisme prospère et une naïveté déconcertante. Il n’est pas dit qu’un auteur français aurait traité le sujet de la même manière, ce qui en fait justement une curiosité à découvrir…

TOUT CONTRE LÉO, Christophe Honoré (1996)

(Littérature jeunesse)

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Dans le cadre de la journée internationale de la méchanceté gratuite, infondée et non argumentée, posons immédiatement les bases de cette nouvelle chronique : « Moi, la littérature pour mioches, ça me rappelle juste de ne jamais en faire (des enfants) ». Et puis, comme se rincer la bouche à grandes eaux fielleuses s’apparente souvent à un doux ronronnement, enchaînons vertement : « Moi, le cinéma de Christophe Honoré je connais mal,  j’ai jamais vu parce que je suis pétrie d’a priori, et qu’a priori j’aime pas parce que ça a l’air aussi ennuyeux qu’un pendu au bout d’une corde ». Fin de citation qui, outre le fait de révéler une syntaxe plus qu’approximative, manifeste surtout une inquiétante tendance « cornichonienne » et sectaire.

Cependant que tout me séparait donc de ce livre jeunesse et du réalisateur Christophe Honoré, voilà que s’invite au cours d’une soirée un débat entre amis : peut-on réellement offrir Tout contre Léo à un enfant ? N’est-ce pas au vu du sujet, trop rude, trop tôt, trop adulte, trop choquant, bref « trop tout » ? Confortablement vautrée dans une position intellectuelle limitée façon huître à la recherche désespérée d’un QI honorable, je crachai soudain un laconique et non moins grognon : « File-le-moi, je vais le lire et te dirai c’que j’en pense »…

… 1h30 plus tard, la gorge nouée, l’œil embué et la position bas-du-front ratatinée, le couperet tombe : ce court roman, sublime de douceur, d’âpreté et d’humanité se lit d’une traite et laisse à la fois agréablement et douloureusement songeur.

Tout contre Léo ou l’histoire de p’tit Marcel, cadet d’une fratrie de quatre enfants, qui apprend par hasard que son grand frère Léo est atteint du Sida et  tristement condamné. P’tit Marcel qui, tout juste âgé de dix ans, reçoit cette annonce comme un boulet de canon en plein cœur et qui, du haut de ses jeunes années, devra malgré tout se construire, s’épanouir et vivre avec une terrible réalité tout en gardant en lui cet éprouvant secret, quitte à se confronter à des spéculations et autres préjugés fort désagréables. Du jour au lendemain l’univers de p’tit Marcel vacille et le voilà projeté dans un monde d’adultes fait de silences, de non-dits, de cachotteries et de gêne, tranche de vie d’un petit bonhomme découvrant de nouvelles émotions entre crises de colère, incompréhension, tristesse, joies fugaces et sentiment de trahison. Bienvenue dans les vicissitudes de la vie où p’tit Marcel, blotti au cœur de la maladie de Léo, s’acharnera à combattre une fatalité bien difficile à manœuvrer, car (malheureusement) aspirée par la dure loi de l’existence…

Alors oui il est possible (et recommandé) d’offrir ce roman à un-e enfant (à partir de 10 ans) même s’il paraît peut-être préférable de prendre le temps d’accompagner sa lecture et de répondre à certaines questions qu’il-elle serait susceptible de poser. Plus que du Sida l’on y traite surtout de la mort et de la manière dont un loupiot « innocent » peut, au travers de la découverte de nouvelles attitudes et réactions belliqueuses se protéger de cette dernière, l’exorciser et se préparer doucement à une pénible mais nécessaire sortie de l’enfance. L’écriture de Christophe Honoré – qui adapta ce livre pour la télévision en 2002 – se fait à la fois douce et rugueuse, accessible et travaillée, le cinéaste parvenant parfaitement à se glisser dans la peau d’un gamin attachant, intelligent et perspicace traversant une épreuve bien lourde à porter pour de fragiles et jeunes épaules. Le réalisateur réussit admirablement à tisser une toile faite d’humour, de tristesse, de mélancolie, de tolérance et de rébellion et offre un moment de lecture à la fois éprouvant et lumineux.

Une bien jolie œuvre donc, à tester sur un adulte au préalable selon les sensibilités.

Ceci étant dit et, comme l’a cyniquement mais ô combien drôlement affirmé mon ami du débat : « C’est très bien, ça leur apprend la vie à ces p’tits cons ! ». Flamboyante conclusion pour laquelle je me décharge bien évidemment de toute responsabilité.

LES YEUX DES CHIENS ONT TOUJOURS SOIF, Georges Bonnet  (2006)

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Si la tendre mélancolie et la douce pudeur avaient une place en ce bas monde, Georges Bonnet en serait l’exquise incarnation. Poète de son état, ce personnage discret âgé aujourd’hui de quelques 96 printemps publia son tout premier roman il y a quinze ans. En 2006 paraissait Les yeux des chiens ont toujours soif, aujourd’hui remis en lumière dans certaines de nos chères librairies ; un texte court, sans fioriture ni excès prolixe, d’une poésie simple et touchante, qui aborde le thème de l’amour vieillissant, cet amour triste aux yeux de chien battu qui n’a pas d’âge, pas de visage ni de maîtrise et encore moins de raison…

Émile, soixante-dix ans, partage son temps entre ses balades quotidiennes, son appartement, ses courses de tous les jours. Comme nombre de personnes âgées la solitude colle à son existence, lui offrant une vie calme, linéaire, sans vertiges ni secousses, juste traversée d’ennui, de pas traînants et d’heures qui s’écoulent lentement. Et puis, un beau jour, au détour d’un banc public, Émile rencontre Louise, qui porte sur ses épaules l’écrasant fardeau de ses soixante ans, alourdi par le décès de sa mère avec qui elle a partagé sa vie. Dès lors, deux êtres esseulés se rapprochent, se jaugent, s’apprivoisent timidement sans plus de paroles ni de gestes. Émile s’installe chez Louise et chemin faisant découvre une femme fragile, taiseuse, lointaine, presque abstraite. Le fleuve de la solitude comblée n’empêchera pas la sécheresse des sentiments, tandis qu’un troisième personnage, Robert – sorte de vagabond philosophe –, entrera en scène, bouleversant totalement les habitudes, le quotidien et le fonctionnement de ce « couple » étrange…

Georges Bonnet donne à lire une prose décharnée mais d’une très belle délicatesse, toujours élégante et imbibée de grâce. Les phrases sont courtes, réservées mais les mots percutants et justes, tout comme les sentiments, d’une pudeur excessive, enfouis, sans éclats  ni passion ou vive douleur, petite page de vie qui tombe entre vos mains furtivement et s’en va discrètement, sans faire de bruit. Georges Bonnet, en économe du vocable, ne s’encombre pas de circonlocutions malaisées et mégalomaniaques mais recherche le but, la finalité, le caractère brut mais raffiné des sentiments ; Georges Bonnet ou l’amour vêtu de son plus simple costume, l’amour usé et rapiécé raconté avec beaucoup de perspicacité, de clairvoyance et  de retenue, alignement de descriptions et d’émotions pondérées d’où s’échappe pourtant une violence sourde et feutrée…

DÉNEIGER LE CIEL, André Bucher (2007)

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André Bucher ressemble au Père Noël. En moins rondouillard, moins rutilant, et en beaucoup plus beatnik.  André Bucher vit depuis plus de trente ans dans une ferme située à 1100 mètres d’altitude dans le département de la Drôme, bien loin du  parisianisme littéraire et de ses grands airs. Il revêt tour à tour le costume d’agriculteur biologique, de bûcheron mais aussi d’écrivain. Car André Bucher (d)écrit magistralement la nature. Ce macrocosme et  ses caprices, ses états d’âmes, mais aussi sa beauté, son silence et son immense pouvoir ; celui de nous rendre libres ou de nous emprisonner, de nous indiquer la voix de la raison ou de nous bercer d’une douce folie, aux prises d’éléments ingouvernables. Ce court roman, concentré d’une poésie calleuse et indomptable, nous mène  sur les chemins de l’intériorité et lègue un très beau moment d’évasion, tout en laissant un arrière-goût d’inachevé…

Déneiger le ciel, ou plutôt déneiger ses souvenirs, ses maux, ses vagabondages intérieurs. David, soixante ans, vit dans une ferme isolée sur les hauteurs de Sisteron. Agriculteur et bûcheron, il se charge également chaque année de déneiger sa petite commune, mais aujourd’hui, à la veille de Noël, il ne reprendra pas les rênes de son chasse-neige. La culpabilité l’envahit  et le questionne, mais laisse rapidement place à un autre sentiment : l’inquiétude. Son ami Pierre est dans l’embarras, et son « fils de rechange » Antoine est en panne, prisonnier des tentacules immaculés de la neige. David, téméraire et opiniâtre, décide de partir à pied à la rencontre d’Antoine ; débute dès lors une nuit étrange, glaciale, qui le précipite au fil de ses pas dans l’antre des souvenirs. Le froid l’enveloppe, le trahit, avancée hallucinatoire entre les grands arbres alourdis de flocons. L’auteur dépeint avec grâce ce qui entoure son personnage, une nature à la fois hostile et majestueuse, sublimant cet homme qui se réfugie au creux de ses pensées, et  avance telle une bête de somme au milieu de la forêt.  Feu sa femme, sa fille, sa compagne, et la fille de celle-ci mystérieusement disparue depuis dix ans forment une farandole vertigineuse dans l’esprit de David, qui renoue avec elles en reformulant leur vie et en réinventant de possibles et d’étranges dialogues. Ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il ne pouvait accomplir, les regrets, les remords, bilan d’une vie simple, contrastée, qui, comme pour tout un chacun, amène son lot de joies et de peines.

Déneiger le ciel c’est la mise en exergue d’un dialogue intérieur, d’un homme qui s’ouvre à la nature pour mieux se cloitrer dans son passé et exorciser les douleurs. Un joli roman dans lequel André Bucher saupoudre chaque page d’un peu d’essence de sa propre existence et offre de beaux passages contemplatifs, portés par une écriture concise, métaphorique et d’une très grande qualité. Cela ne suffit malheureusement pas à contenter entièrement le lecteur qui, outre le fait d’apprécier le « style Bucher », reste légèrement sur sa faim. Une histoire pas assez développée, quelque peu stagnante, que j’aurais aimé voir s’enfoncer plus longuement et profondément dans les entrailles psychologiques de cet homme qui, me semble-t-il, aurait eu encore un certain nombre de choses à nous raconter.  Le personnage de David gardera donc pudiquement quelques mystères, à l’image de l’auteur, « ermite » des temps modernes que vous apprendrez à connaître et apprivoiser en visitant le site internet qui lui est consacré : André Bucher, entre terre et ciel.

QUATRE MURS, Kéthévane Davrichewy (2014)

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Kéthévane Davrichewy, auteure prolifique de littérature enfantine mais aussi romancière, dévoile cette année son quatrième récit. A première vue une évocation de la famille somme toute assez banale, peinture d’une tribu désenchantée, aux prises de tourments et de questionnements existentiels ordinaires. Rien d’inédit ni d’excessif donc dans le traitement de ce vaste et malaisé sujet. Ici, chaque mot aurait maladroitement pu ériger un écrit d’une platitude soporeuse et d’une originalité sans relief. Mais c’était sans compter l’agilité et l’élégance d’une plume ardente, incisive, qui ne s’encombre point de circonvolutions inutiles et  dévoile au fil des pages, avec beaucoup d’intelligence et de tact, les pensées intimes de personnages renvoyés à la lisière de leurs souvenirs. Vestiges de la mémoire se métamorphosant en anamnèse aussi douloureuse que salvatrice qui parviendra, peut-être, à ramener douceur et sérénité dans ces cœurs passionnés et affectés…

Ils sont quatre. Quatre murs, quatre piliers, quatre frères et sœurs ; Saul, Hélène et les jumeaux Réna et Elias. D’origine grecque, cette fratrie, réunie à l’occasion du déménagement faisant écho à la vente de la maison familiale, laisse éclater les rancœurs, les non-dits et les jalousies, en présence d’une mère désolée de constater que ses enfants puissent être en  proie à une mésentente certaine. Dans cette famille l’on s’affronte, mais sans logorrhée tapageuse, l’on s’oppose mais sans emportement démesuré. Le ton se fait glacial, cassant, lourd de reproche, écrasant de vieilles histoires qui remontent à la surface, cadavres putréfiés du passé laissant planer une atmosphère délétère. De corrélations adolescentes fusionnelles en relations adultes  obscurcies par un manque manifeste de communication, Saul, Hélène, Réna et Elias s’enlisent désormais dans les souvenirs et les griefs d’un temps révolu et lointain. On ne se parle plus guère, on s’évite gauchement, chacun maquillant ses névroses, ses réprobations, ses douloureux secrets. Combien de temps encore durera ce « jeu » frelaté et vétilleux? Un voyage en Grèce, berceau de leur existence, ravivera-t-il l’affection, la complicité et les confidences d’antan?

La construction du roman se fait habilement simple : un prologue, la voix de Saul, puis celle d’Hélène et enfin Réna et Elias, suivi  d’un épilogue, chaque personnage confiant au lecteur sa version des faits, dissonante, variante personnelle d’un vécu commun mais sensiblement différent d’une parole à l’autre. L’auteure, sans pathos ni jugement, entre à pas de loups dans l’esprit troublé des « Quatre » sans jamais pointer du doigt celui qui s’accroche prosaïquement à la raison ou celui se cramponnant à l’aveuglante passion, l’important n’étant pas l’authenticité  absolue des faits mais les ressentis, les sentiments et autres aperceptions propres à chaque protagoniste. Petit à petit les pièces du puzzle se mettent en place, s’assemblent, entrebâillant les portes de l’énigme, pour mieux comprendre ce qui a pu désunir ces frères et sœurs…

On ne choisit pas sa famille dit-on, mais les liens du sang, indéfectibles et éternels sont, malgré les rancunes profondes et tenaces,  bien difficiles à rompre de manière irrévocable. Kéthévane Davrichewy dans ce roman court et pertinent, traite d’un sujet à la fois « facile » puisque maintes fois abordé en littérature, et ardu, la tentative pouvant rapidement se transformer en  une description lourde, empruntée et peu réjouissante ; écueil largement évité avec intelligence et dextérité. L’auteure habille sa plume d’adresse et de pudeur et nous claquemure dans la bulle de l’intime, renvoyant  son lecteur à ses propres fardeaux et contradictions, pour mieux lui léguer un roman prenant, clairvoyant, à la fois subtil et dénué de toute dentelle superfétatoire… A découvrir.

ROBES D’ÉTÉ FLOTTANT AU VENT, Oek de Jong (1979)

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Oek de Jong… En voilà un bien doux, princier et inaccoutumé patronyme, pour un auteur somme toute assez énigmatique, visiblement peu connu de nos contrées. Ardu de trouver la moindre information sur cet homme, les portraits étant soit établis en langue étrangère (mes connaissances en néerlandais frisant la nullité la plus abyssale, vous comprendrez aisément que je ne sois  en mesure de vous donner la moindre indication quant à la vie intime de ce romancier) soit extrêmement laconiques. Nous n’en saurons donc guère plus sinon que Robes d’été flottant au vent fut à l’époque « unanimement salué comme un coup de maître par la critique et le public » et que, Oek de Jong, serait visiblement considéré « comme l’un des auteurs les plus importants de sa génération aux Pays-Bas ».

Quel titre trompeur également… Un intitulé qui brouille les pistes et nous prépare à la lecture d’une hypothétique bluette jocrisse et désuète. Que nenni. Il suffit pour cela de s’attarder sur la quatrième de couverture, soulevant déjà un peu  les voiles du mystère et révélant que le frontispice, sous des dehors champêtres et poétiques n’annonce en réalité rien de badin ou de  romantique (diantre ! Nous avons échappé au pire).  Un récit qui se  draperait plutôt d’un voile opaque, soulevé précautionneusement par un lecteur intrigué, laissant filtrer l’ombre des pérégrinations de l’auteur, perdu dans les méandres de l’esprit tortueux d’Edo Mesch, personnage évoqué sur trois époques différentes: Edo enfant, Edo  adolescent, Edo jeune adulte…

A huit ans, Edo est un bambin particulier, précoce et surdoué, qui éprouve certaines difficultés à s’intégrer à l’univers cruel et superficiel des enfants, et à accepter qu’on le considère comme « à part » intellectuellement parlant. Edo qui entretient une relation fusionnelle avec sa mère, entre savoureux attachement  et crises d’autorité oppressive. Coulant des jours plus ou moins heureux en compagnie de celle-ci tandis que le père se montre rarement présent, il subsiste de ce dernier un surnom étrange: « Oscar Vanille », sobriquet que l’enfant esseulé utilisera pour se façonner un ami imaginaire. Handicapé par un problème à l’œil et ceint d’un bandage, Edo joue de cette faiblesse, entre attitude de petit garçon immature et envolées intellectuelles peu communes pour un loupiot de son âge…

Neuf années se sont écoulées, Edo a aujourd’hui 17 ans.  Toujours aussi éclairé et bouillonnant, sa profonde intelligence n’en fait pas pour autant  un personnage remarquable et fréquentable. Devenu despote accompli, il prend un malin plaisir à tyranniser sa mère à qui il oppose sans cesse d’insolentes et véhémentes diatribes, abandonnant cette dernière démoralisée et préoccupée par le tempérament tempétueux de son fils ; atrabilaire, excessif, outrecuidant, Edo ne recule devant aucune forme  de provocation. Volubile,  atteint d’un mal de vivre prégnant, et animé d’un profond désir de voyage, il sera bientôt accueilli, durant l’été, par son oncle et sa tante dans une belle et vaste demeure surplombant les entrailles d’une île. Un oncle historien révélant rapidement un caractère fantasque et palabreur  qui attisera rapidement les angoisses et tourments d’Edo, tandis que sa tante Simone elle, fera jaillir des tréfonds du jeune homme de nouvelles sensations, érotiques et charnelles, transformant Edo en amoureux transi et fougueux…

Désormais, Edo, âgé de 24 ans, globe-trotter qui a déjà beaucoup transhumé, fuie sans cesse un mal-être qui l’étouffe et l’oppresse. En couple depuis six ans avec Nina, il l’abandonnera purement et simplement afin de construire une nouvelle relation avec Marta, femme mûre et mère de deux enfants; loin d’apaiser ses souffrances et démons intérieurs, cet énième revirement  l’amènera à se remettre en question et à plonger au plus profond de sa conscience, fuligineuse et coupable…

Oek de Jong aborde (entre autres) avec ce récit la question de l’intelligence. La grande, la pure, l’animale, l’instinctive, celle qui fait d’Edo un être charismatique et hors-norme, mais aussi celle qui façonne un personnage profondément torturé et courrouçant. Edo est, dans le fond, un  jeune homme peu attachant parce que peu réceptif, et pourvu d’un net penchant nombriliste et geignard ; mais il est aussi extrêmement intéressant dans ce qu’il a de plus retors, tourmenté, et par extension, dans ce qu’il a de plus spirituel et brillant. L’écriture, délicate et poétique, se fait souvent abstraite et savante, à l’image des pensées alambiquées d’Edo, qui traverse la vie de manière instinctive, sans se soucier des conséquences de ses actes, continuellement rongé par son indécision et ses doutes.

Oek de Jong nous livre un roman élégant, subtil, parfois difficile à entendre, un brin laborieux, mais prenant et charismatique…

LA VERTICALE DE LA LUNE, Fabienne Juhel (2005)

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Fabienne Juhel s’est invitée dans ma bibliothèque il y a tout juste deux ans avec l’éblouissant et sublime Les oubliés de la lande qui fut pour moi une découverte prégnante, pleine de surprise, et un véritable enchantement de lecture. L’un de ces écrivains qui vous inspire au-delà de l’histoire,  vous touche au-delà de l’intrigue, et qui, après avoir tourné la dernière page d’un livre dense et captivant, vous insuffle des pensées quelque peu  insolites : en effet, j’ai rêvé Fabienne Juhel en bonne fée. MA bonne fée que j’imaginais au pied de mon lit, le soir, me berçant de ses histoires fantastiques et merveilleuses pour mieux me catapulter  au doux  pays des rêves (un peu de régression n’a jamais tué personne). Parce que Fabienne Juhel fait partie de ce club très fermé des auteurs extrêmement talentueux, conteuse hors paire à l’imagination débordante, glorifiée par une plume vive, nourrie de poésie et de bienveillance, comme si chacune de ses histoires partait du plus profond de son âme et que chacun de ses personnages, avant d’être jeté dans l’arène et mis en mots, était tendrement couvé, choyé et préparé au meilleur… comme au pire.

La verticale de la lune s’ouvre sur trois femmes, ou plutôt deux femmes et une enfant, narratrice de son état. Une enfant quelque peu délaissée par une mère-mirage, évanescente apparition aux effluves de mystère dont les contours se dessinent de manière fugace, telle une étrange esquisse subliminale s’évanouissant  dans la nature et abandonnant  la fillette aux tendres soins de sa nounou mexicaine Teresa. Une fillette aux prises de chimères sombres et inquiétantes qui évolue au milieu d’un vaste domaine, passionnée par les arbres, leur force, leur majestuosité, et particulièrement attachée à son grand hêtre avec qui elle entretient un rapport inhabituel, entre confidence, réconfort et relation concupiscente. Une petite fille toute en fantasme, qui romance sa vie et se love au creux d’histoires abracadabrantesques, entre cruauté, questionnement existentiel et défiguration d’une réalité dont on ne saura finalement que peu de choses. Cette même enfant qui jette un être vivant au fond d’un puits, s’incarne en fin limier afin de lever le voile sur le mystère qui entoure les allées et venues de sa mère, et se figure en défenseur  de la nature belliqueux, batailleur et vindicatif lorsqu’un beau jour s’invite au cœur de l’immense propriété un homme mystérieux, sensuel et hypnotique. Un bûcheron surnommé « l’Indien » par la petite, et rétribué afin d’euthanasier les végétaux ligneux fébriles et malades. L’enfant voue un amour inconditionnel aux arbres tandis que « l’Indien » les achève. « L’Indien » nettoie, l’enfant bouillonne, se lançant dans une guerre sans merci contre cet indésirable étranger, secouée  par la haine et troublée par un intérêt ambigu et charnel. Un être juvénile tout en tension qui s’interroge sur ses origines, ses parents, s’échine à comprendre le monde qui l’entoure et s’évertue à appréhender sa propre personnalité, complexe et torturée…

Ce qui frappe chez Fabienne Juhel c’est cet amour immodéré pour ses personnages, et cette formidable faculté à les magnifier tout en mettant en exergue leurs faiblesses et défauts. La verticale de la lune est une terrible et fascinante réflexion sur la place de l’enfant dans la famille, le sentiment de déréliction, et cette incroyable capacité des plus jeunes à imaginer et fantasmer les choses les plus belles ou les plus effroyables. L’histoire d’une enfant qui cherche sa place dans ce bas monde, symbolisée par une écriture une fois de plus saisissante, puissante, aérienne et imprégnée d’une douce et  terrifiante poésie. Un livre dérangeant et beau où le lecteur, en spectateur discret et pudique est tour à tour charmé, interloqué, intimidé et intrigué par cette fillette étrange, fantasque, au caractère de feu, et dont on ne saura jamais ni l’âge ni le prénom. Fabienne Juhel brouille les pistes et nous envoûte,  grande prêtresse d’une littérature pointue, intelligente, vivifiante et singulière…

 Et aussi:   Les oubliés de la lande

                   A l’angle du renard

PROVINCE, Evgueni Zamiatine (1913)

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C’est avec une petite pointe de tristesse que je vous fais part ici de ma (moyenne) déception. Evgueni Zamiatine, écrivain  russe aux multiples activités et qui se régala d’ un certain nombre de genres littéraires, nous livre avec ce troisième roman rédigé en 1910, une œuvre inégale qui enflamme dès les premières pages, mais atteint vite certaines limites, se fourvoyant quelque peu, et  abandonnant le lecteur dans un état  de profonde perplexité…

Anfim Baryba, jeune homme âgé de quinze ans, n’a pas de défaut, il est un défaut à lui tout seul ; cancre, vil, manipulateur, idiot, fainéant, brutal, et doté d’un physique animal et grossier,  l’adolescent  traîne ses fonds de culottes sur les bancs de l’école, enracinant autour du poil qui lui pousse dans la main de monumentales lacunes et  un retard certain.  Son père, exaspéré et désespéré est direct, concis et déterminé : si Anfim, à l’examen de sortie, est « encore recalé» il le « fiche à la porte ». Chose promise étant due, Baryba, le jour de ses dix-huit ans, est donc renvoyé sans égard et avec beaucoup de soulagement par son géniteur. Débute alors une vie d’errance faite de chapardages et de petits larcins ; vagabondages qui le mèneront droit dans la gueule du loup, canidé peu attractif et affriolant  qui se matérialise sous les traits  d’une riche veuve lubrique et dévergondée nommée la Tchebotarikha.  Attirée comme un aimant par le caractère singulier et bestial de notre bécasson bas du front et arriviste, elle en fera rapidement son objet de désir, l’entraînant dans de folles nuits d’amour dont notre grand benêt se serait largement passé, mais qu’il supporte allègrement, étant, moyennant  prouesses et aptitudes charnelles, traité comme un roi. Seulement voilà, gredin un jour, gredin toujours, et tandis que la Tchebotarikha cavale après son Anfimouchka tant convoité, lui préfère abuser discrètement de Polka, la (très) jeune fille de cuisine qu’il prend, de plus, un malin plaisir à maltraiter et tourmenter.  Attitude irrévérencieuse et intolérable qui fera sortir de ses gonds notre vieille veuve, et jettera de nouveau Baryba sur les routes, démuni et sans le sou…

Le jeune homme une fois de plus livré à lui-même, croisera bon nombre de personnages peu fréquentables, dont un avocat véreux, des hommes d’Eglise joueurs, alcooliques, et dont la piété est littéralement écrasée par  leur caractère vicieux, et  un tailleur  sympathique mais naïf qui fera, bien malgré lui et à ses dépens, la gloire du peu scrupuleux Anfim Baryba…

Nous voici donc parvenus à cette seconde partie de l’histoire qui, selon moi, pose problème. Soudainement, une abondance de personnages prend en otage le récit, reléguant au second plan notre grand nigaud, comme si celui-ci était tout à coup devenu trop imposant, encombrant et gênant, prisonnier d’un auteur ne sachant plus qu’en faire ni comment  maintenir son statut de personnage principal, pauvre éléphant pataud qu’on ne parviendrait à caser dans un magasin de porcelaine. C’est embrouillé, un brin confus,  quelque peu bâclé, et, même si nous comprenons parfaitement les intentions de l’écrivain et la morale sous-jacente, le caractère ennuyeux et peu attrayant  de cette branche du texte réduit de manière assez considérable l’enthousiasme de départ.  Le ton s’empâte, le récit s’alourdit et s’affadit, accouchant d’une transition loupée, dépréciant tout un tronçon de l’histoire, qui se révèle par conséquent  relativement gâchée.  

Pas désagréable à lire mais décevant…

 

 

 

 

UNE ETOILE MYSTÉRIEUSE, Frank Eskenazi (2013)

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« Chez moi, on était juifs de père en fils »… Frank Eskenazi (ancien journaliste à Libération et producteur de documentaires) sera donc « juif », mot sans signification précise et découvert  par hasard, au contact d’un vieux monsieur rencontré dans la rue, lorsqu’il était enfant. Mais, qu’est-ce que cela veut dire exactement « être juif » quand on évolue au sein d’une famille peu loquace  où rien n’est dit et tout est caché ?

Entre jolis et poignants souvenirs d’enfance et clichés en noir et blanc d’une adolescence rebelle, Frank Eskenazi, estampillé « juif de gauche » et homme de cœur engagé auprès du peuple palestinien, cherche à appréhender son identité et à apprivoiser ses origines.  Auprès de petits camarades franchement antisémites, tout près d’un papa aimant, au caractère bien trempé et ouvertement communiste, et au contact d’une maman fragile mais courageuse, l’élégant et humaniste Eskenazi s’interrogera sur sa famille, ses ancêtres et l’histoire tragique et cruelle des siens…

Une écriture véloce et coquette, pour un récit court  au charme indéniable, qui croise Histoire avec un grand « H »  et vie personnelle, livrant  une œuvre tendre, intelligente et parfois amusante, mais  avant tout très  enrichissante.

LES EAUX TUMULTUEUSES, Aharon Appelfeld (2013)

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Aharon Appelfeld, poète et romancier israélien nous gratifie ici d’un gracieux, élégant et exquis récit, qui nous plonge dans les années trente, au cœur d’une pension où, chaque été, se retrouvent les mêmes individus, pour la plupart juifs, célibataires et marqués par une profonde addiction au jeu…

Seulement, cette année-là la réunion est largement remise en question, beaucoup de personnalités de ce « club » très spécial manquant à l’appel. Rita, personnage principal de ce roman, accompagnée de quelques camarades, vite très mal l’absence de ses compagnons de débauche, qui, malgré leurs démons intérieurs et leurs penchants très nets pour une vie dissolue, sont toujours parvenus au fil du temps à insuffler un peu de liberté et de gaieté dans la vie triste et pesante de la jeune femme. Son mari l’insupporte, son fils la méprise et cette parenthèse estivale marquée  par le sceau de la solitude, sonnera pour elle le glas d’un nouveau départ dans la vie,  enfin libérée de chaînes verrouillées par une imposante et contrariante famille…

Un livre mélancolique qui traite de religion, des origines, du passé pesant et d’un futur incertain mais très certainement salvateur. Très agréable à lire et poignant ; seul bémol, trop court à mon goût. J’aurais tellement aimé rester encore un peu au sein de cette pension singulière et étrange, qui abrite une galerie de personnages tous plus attachants et désorientés les uns que les autres…